Extrait :

 

 

Je ressens un sentiment bizarre. Mélange d’amertume, de pitié et de liberté.

Écrit en caractères gras et en majuscules Roman 14 : « ce n’était pas un accident, mais un crime ! »

En dessous et normalement, rédigé : « La direction a été sabotée, l’écrou de la rotule a été dévissé, juste assez pour être certain qu’avec les vibrations elle sauterait au bout de quelques virages, que la biellette de direction tomberait d’un coup et que le conducteur se retrouverait avec un volant fou et un véhicule incontrôlable. »

Je ne peux en lire davantage. Je bloque d’abord la remontée de bile dans ma gorge, tente de baisser à nouveau les yeux vers le dossier, puis brusquement me précipite aux toilettes et vide mes tripes.

Je suis en état second.

Pauvre Albert, garder un tel secret a dû être une gueuse de plomb à porter toute sa vie.

Comment réagir.

Rien.

Non, il ne faut rien changer à mon entreprise.

Je remets le dossier en place et reprends mon tour de garde.

 

2 h 14.

Une infirmière est repassée. Elle m’a dit d’essayer de dormir. J’ai fait semblant de l’écouter.

Ma décision est prise.

J’attends encore un peu, j’écoute, pour être certaine qu’il n’y a aucun bruit dans le couloir. Je me lève. J’attends encore puis, les doigts tremblants, je débranche les perfusions. Une à une. Il y en a trois.

Il me regarde avec des yeux fous. Il a compris. Ce coup-là, au moins, c’est certain, il a compris.

Il s’attendait à quoi ?

J’attends.

Combien de temps ? Quinze minutes ? Trente minutes ? J’ai repris une revue sur la chaise. « France Dimanche. » Que des conneries. Je lis, ostensiblement. En silence ! Comme si je m’en foutais qu’il crève à côté de moi. D’ailleurs, c’est le cas.

De temps en temps, je l’observe par-dessus le journal. Il me dévisage avec des yeux exorbités. Je le fixe un instant, puis je me replonge dans ma lecture. Son visage se déforme un peu plus à chaque fois. C’est horrible. Insupportable.

Vers trois heures du matin, j’ai l’impression qu’il est vraiment mort. Les yeux de mon mari sont toujours ouverts, mais figés.

Je me lève, je recommence à rebrancher les goutte-à-goutte, comme si de rien n’était. Je tire la sonnette d’alarme.

Et de doute.

Je suis une démone.

L’infirmière accourt. Professionnelle.

Je prends un air paniqué. Pas trop, tout de même. J’explique que je m’étais endormie, que je l’ai trouvé comme ça, quand je me suis réveillée, en sursaut.

L’infirmière détaille les tubes. Ils sont encore presque pleins. Elle a l’air embêtée, comme si c’était sa faute.

J’espère qu’elle n’aura pas d’ennuis. Ce n’est pas moi qui lui ferais des histoires, en tout cas !

Elle court chercher un médecin.

 

— On ne peut plus rien espérer, dit le docteur. Il vaut mieux le reconduire chez lui pour mourir tranquille. Trois jours, pas plus.